En résumé
    • Le numérique est une avancée majeure pour la sécurité dans le BTP.
    • La base de la sécurité repose sur la bonne préparation des tâches.

    Article paru dans PréventionBTP n°264-Juillet-Août 2022-p. 34

    264 Grand entretien - Philippe Bonnave, ancien P-DG de Bouygues Construction

    ©Frédéric Vielcanet

    L'arrivée du numérique sur les chantiers, l'utilisation d'outils plus sûrs et de nouveaux matériaux, sans oublier l'évolution des mentalités, font avancer la prévention sur les chantiers du BTP, selon Philippe Bonnave, le P-DG de Bouygues Construction de 2015 à mi-2021. L'ouverture vers les meilleures pratiques des pays étrangers est également source d'inspiration.


    Vous avez été, pendant vos années de lycéen, manœuvre sur les chantiers. Après quarante-six années passées dans le BTP, parcours qui vous a mené jusqu'à la présidence de Bouygues Construction, quel regard portez-vous sur l'arrivée du numérique sur les chantiers?
    Le numérique va apporter quelque chose de très puissant sur le thème de la sécurité et, de plus, c'est très attractif pour les jeunes. Avec Dassault Systèmes, Bouygues Construction a signé un contrat pour, à terme, créer « le jumeau numérique » d'un chantier. Grâce à ces logiciels, le chantier est numérisé en amont, décomposé dans toutes ses phases de façon détaillée, avec une seule base de données, commune et partagée. Tous les acteurs du chantier peuvent interagir. Le jumeau numérique permet de mieux anticiper et d'analyser chaque tâche, tout en intégrant avec précision les spécifications des produits à mettre en œuvre pour davantage de préfabrications. La généralisation du jumeau numérique prendra du temps, et il faut créer différents modules pour que ce soit utilisable par toute la profession. C'est une avancée fantastique, qui permet aussi de combattre la non-qualité, qui avec la sécurité, demeure le point noir de la profession.


    Quelles sont les pistes d'action prioritaires pour que la profession passe un cap supérieur et puisse progresser en prévention?
    En France, notre niveau en matière de résultats en santé sécurité est dans la moyenne, comparé aux autres pays que j'ai pu visiter. Beaucoup voient encore le sujet comme une contrainte, comme un combat, or cela doit être un élément culturel partagé par tous. Il faudrait que toute la profession se mobilise, par exemple autour d'Assises de la santé et de la sécurité dans le BTP. L'OPPBTP pourrait y jouer un rôle central, comme cela a été le cas lors de la crise du Covid. Grâce à l'engagement du secrétaire général, Paul Duphil, l'élaboration du protocole sanitaire dans la concertation a permis la reprise des chantiers. L'objectif de ces Assises serait de partager les bonnes pratiques pour en faire des règles, et ainsi donner du corps aux récents textes, qui sont par nature généralistes. Parmi les sujets à aborder, je pense à l'interdiction formelle de l'alcool sur les lieux de travail, avec des tests obligatoires, à la classification des outils et de l'électroportatif mentionnant leur dangerosité pour la santé au travail, à la prévention active autour des engins… Le poste de responsable SST devrait être comme celui de comptable, un poste obligatoire quelle que soit la taille de l'entreprise. Pour franchir un palier et atteindre un taux de fréquence des AT inférieur à cinq, cela demande que tout le monde se fixe un objectif commun. Chez Bouygues Construction, notre politique a été orientée autour de l'objectif zéro accident. Cela semble une utopie, mais il faut se persuader que c'est possible. Nous l'avons réalisé dans de nombreuses entités. En premier lieu, il faut afficher sans ambiguïté que la santé et la sécurité des collaborateurs sont au-dessus de tout. Ce message doit être porté au plus haut niveau de l'entreprise, et être relayé dans toutes les strates. Il est ainsi essentiel que le responsable santé-sécurité soit directement rattaché au P-DG de l'entreprise. Sinon, la priorité à la santé-sécurité n'existe pas.


    Comment cette priorité accordée à la sécurité se traduit-elle sur le terrain?
    La base de la sécurité, c'est de bien préparer les tâches et d'éviter l'improvisation, cause de 95 % des drames. L'improvisation, c'est soit travailler sans plans méthodes soit ne pas respecter ces plans, et dans ces cas il y a grand danger. De même, les standards doivent être les mêmes dans tous les pays. C'est un message fort, qui permet de progresser et de faire adhérer toute l'entreprise, sur tous les continents à une vraie politique santé-sécurité. C'est une marque de respect à l'égard des hommes et des femmes du BTP. En France, le droit de retrait existe, je l'ai établi mondialement. Toute personne se sentant en insécurité a le devoir de faire cesser cette situation immédiatement, sans craindre quoi que ce soit.


    Une des difficultés réside aussi dans la multiplicité des intervenants sur un chantier…
    Dans le BTP, nous avons beaucoup d'intervenants et c'est difficile d'avoir une action sur toute la chaîne. 
    Bouygues Construction fait adhérer ses sous-traitants et fournisseurs à toutes ses actions SST. Nos partenaires sous-traitants doivent adhérer à nos exigences en matière de santé-sécurité, cela fait partie du contrat et cela se passe bien. La motivation doit venir des entreprises, trop peu de clients en France intègrent la performance SST comme critère de choix des contractants.


    Les outils utilisés sur les chantiers sont aussi une source de danger. Comment agir?
    Les outils dangereux sont à proscrire, pourtant ils sont en vente. Les entreprises doivent qualifier les outils. Avec les fournisseurs, un travail essentiel est à réaliser, sur l'outillage en général et sur l'électroportatif en particulier. Une des machines les plus dangereuses est la meuleuse de 125 mm. Je l'avais interdite, et nous avons travaillé à une solution avec le seul fournisseur ayant accepté le défi. Après trois ans de travail, une nouvelle machine est commercialisée depuis peu avec des caractéristiques remarquables de sécurité : une utilisation à deux mains et un carter de protection non démontable. Et n'oublions pas non plus que l'élément le plus dangereux sur un chantier, c'est l'échelle ! Il faut purement et simplement l'interdire, il y a des moyens de substitution, nous l'avons fait. Des progrès en matière de SST sont également possibles grâce à de nouveaux matériaux. Beaucoup d'efforts en R et D sont consacrés aux bétons bas carbone mais pas suffisamment au béton autoplaçant. Son extrême fluidité permet de le mettre en place sans recourir à des vibrations. De plus, le bruit généré par les machines à vibration disparaît. Chez Bouygues Construction, j'avais demandé sa généralisation : cela change la vie des compagnons et… des riverains ! C'est plus cher, mais vous gagnez en temps de vibration, et c'est un progrès notable contre la fatigue et pour la santé des compagnons.


    Plus largement, quels retours d'expérience avez-vous sur le lien entre l'attention portée à la sécurité et la productivité?
    La santé et la sécurité sont associées à la productivité et à la qualité, c'est la même chose ! Ce qui est néfaste sur un chantier, c'est l'improvisation, qui l'est tout autant pour la qualité, la productivité et la sécurité. Les entreprises du groupe qui avaient les meilleurs résultats financiers avaient aussi les meilleurs résultats en SST. Lorsque je rencontrais des chefs de chantier lors de leur séminaire sur la sécurité, pendant deux heures, j'avais un échange direct avec eux, et souvent ils me disaient « notre hiérarchie nous parle de productivité », c'était important de leur dire que ce n'est pas antinomique avec la sécurité. Bien au contraire, mais il faut toujours placer la sécurité au-dessus de tout… Tous ont eu une semaine entière de séminaire pour comprendre et partager ces valeurs, pour changer leur logiciel interne.


    Vous avez observé beaucoup de pratiques à l'étranger. Quels sont les pays inspirants en matière de santé?
    Au Japon, on trouve ce qui se fait de mieux. Ils atteignent le zéro accident, ce qui, selon moi, est la traduction de la culture du respect d'autrui, qui est un trait marquant de la culture japonaise. Le matin, les collaborateurs font de la gymnastique pour échauffer le corps, ensuite une réunion est organisée pour expliquer les tâches de la journée, l'usage du matériel, les risques potentiels. Les compagnons s'attachent par groupe de trois avec leurs mousquetons et vérifient mutuellement leurs EPI. Le collègue dit à son voisin : « Aujourd'hui, je vais aussi me préoccuper de ta sécurité ». C'est très fort. La Grande-Bretagne est aussi exemplaire. Les Safety Surveyors, dont je me suis inspiré pour intégrer cette pratique chez Bouygues Construction, sont respectés et ont le pouvoir total de faire cesser le travail en cas de danger. Ils n'ont pas de compte à rendre à la hiérarchie sur le terrain, et ils peuvent mettre à la porte du chantier ceux qui refusent d'appliquer les règles de sécurité. J'ai toujours cherché à généraliser les meilleures pratiques mises en œuvre dans nos filiales partout dans le monde.


    Les sujets de la drogue et de l'alcool au travail vous tiennent particulièrement à cœur…
    En effet. Dans beaucoup de pays, c'est une banalité d'interdire l'alcool au travail. Cent pour cent des gens sont testés, y compris les visiteurs, sans aucun problème. Je ne comprends pas que notre Code du travail autorise l'alcool sur les lieux de travail. Je considère que partout sur le chantier, il y a risque, donc partout, j'avais instauré le zéro alcool, accompagné d'un contrôle avec des tests (alcool et drogues). Nous inscrivons cette interdiction au règlement intérieur, en lien avec les organisations syndicales et avec la validation de l'Inspection du travail. Pour certains, la consommation d'alcool et de drogue est une maladie, il faut alors les accompagner pour les aider à s'en sortir. J'ai mis en place tout un dispositif pour que ces personnes se soignent, sans perte de salaires pendant toute la période du traitement. La drogue est un véritable fléau dans le BTP. Certains pays vont très loin, en Finlande, pour travailler sur un chantier nucléaire, il faut subir une visite médicale approfondie. On va chercher si vous avez déjà consommé de la drogue et, si c'est le cas, il ne vous est pas permis d'accéder au site. Tout cela est possible grâce aux équipes de préventeurs et de contrôleurs, dont le rôle est essentiel, une profession qu'il faut valoriser. Propos recueillis par Virginie Leblanc

    PROFIL

    PARCOURS

    Philippe Bonnave est diplômé de l'École centrale de Lille. En 1977, Il débute son parcours professionnel en tant qu'ingénieur travaux aux Entreprises Nord-France. Il intègre Bouygues Construction en 1988 en tant que directeur général adjoint de GCA, filiale bordelaise du groupe. En 2015, il est nommé président-directeur général de Bouygues Construction, poste qu’il occupera jusqu’en septembre 2021.

    1977 : Ingénieur travaux aux Entreprises Nord-France puis directeur international et DOM-TOM.

    1988 : Directeur général adjoint de GCA.

    1996 : Directeur général de Dalla Vera (filiale de Bouygues région Centre).

    1998 - 2002 : Directeur général de DV Construction, président du groupe Acieroid (Espagne) et de Bouygues Espagne.

    2003 : Directeur général de Bouygues Entreprises France-Europe.

    2010 : Directeur général délégué de Bouygues Construction, en charge de Bouygues Entreprises France-Europe, de Bouygues Travaux Publics et du Pôle Concessions.

    2015–2021 : Président-directeur général de Bouygues Construction jusqu'en septembre 2021, puis DGA construction Bouygues SA (Projet Equans).

    2022 : Créateur de la société de conseil PBVC, conseil aux dirigeants d’entreprises et aux start-up. Senior advisor à la Financière de Courcelles.

    La santé et la sécurité sont associées à la productivité et à la qualité, c'est la même chose !

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